Haïti, la République dominicaine et Cuba dans la dynamique globale de l’Occident – Dr Sauveur Pierre Etienne

Haïti, la République dominicaine et Cuba dans la dynamique globale de l’Occident – Dr Sauveur Pierre Etienne

Haïti, la République dominicaine et Cuba : trois pays de la Caraïbe issus d’un même processus de colonisation et de décolonisation. Trois destins diamétralement opposés pourtant. Pour comprendre et expliquer ce paradoxe, il faut placer la Caraïbe dans l’histoire du système-monde afin de décortiquer le thème dans une perspective mondiale. Dans cette optique, l’analyse de la formation différentielle des zones périphériques de la région s’inscrit dans le contexte de l’expansion des économies occidentales[1]. Seule une étude comparative des trajectoires suivies par ces trois pays peut révéler la dynamique des mécanismes sous-jacents expliquant les différences entre Haïti, la République dominicaine et Cuba dans l’ordre mondial auquel elles sont intégrées depuis plus de 500 ans. L’explication relève de la construction et de la formation de l’État à l’intérieur du système capitaliste mondial. Il convient donc de rendre intelligible l’échec d’une entité politique, incapable de s’insérer avec succès dans le processus mondial d’expansion et d’accumulation de la richesse, là où les deux autres réussissent brillamment. S’agissant d’une comparaison dans le temps et dans l’espace, la sociologie historique comparative représente, de toute évidence, la perspective analytique la plus utile pour une analyse établissant des rapports d’interdépendance complexes et dynamiques entre politique, économie et société dans la longue durée[2]. En articulant cette approche avec la sociologie de Max Weber, qui centre son analyse sur les liens entre l’action des individus et la structure sociale, nous établirons une nette distinction entre acteurs, processus et structures, de même que leurs interrelations, leurs articulations dans le procès sociétal[3]. Ainsi, l’imbrication des trois niveaux d’analyse nous donnera une vision intégrale et systématique des trajectoires d’Haïti, de la République dominicaine et de Cuba, sur une longue perspective historique prenant en compte les dynamiques interne et externe.

Haïti dans la dynamique globale de l’Occident : construction et formation de l’État postcolonial / transformation et évolution de l’État post-occupation

La construction et la formation de l’État postcolonial en Haïti achoppent à trois obstacles majeurs : les pesanteurs du passé, le vide institutionnel et l’hostilité du système d’États concurrentiel et du système capitaliste en expansion. Ce qui fait la singularité du cas haïtien par rapport à celui de la République dominicaine, c’est que son indépendance n’est pas arrachée à une ancienne colonie française ou à une puissance décadente qui ne pourra que prendre acte de la désintégration de son empire colonial. Elle n’est pas non plus  l’œuvre d’Européens nés dans la colonie (criollos). En effet, l’échec du mouvement des planteurs blancs de 1790 marque un tournant dans l’histoire de Saint-Domingue/Haïti. Il ouvre la voie à des vagues successives de départ massif des Blancs, de certains Mulâtres et d’esclaves à talent pour Cuba et la Louisiane. De ce fait, quatre vagues successives de réfugiés et les ravages de la guerre bouleversent la structure sociale et économique de Saint-Domingue. Le massacre des Français ordonné par Dessalines en 1804 achèvera le processus d’élimination de l’élément blanc de la société haïtienne. En outre, Toussaint Louverture, sans doute l’homme politique le plus brillant à Saint-Domingue et l’officier noir le plus talentueux, est resté un général français jusqu’à sa mort. L’idée d’une rupture totale avec la France et d’octroi du monopole commercial à la Grande-Bretagne, en échange de la protection de sa flotte, ne lui fut jamais venue à l’esprit. Or, c’était là la condition sine qua non du succès de son projet. Malgré la contribution décisive de la flotte britannique à la victoire finale sur les troupes françaises le 18 novembre 1803, les généraux haïtiens n’ont pas jugé nécessaire de traverser la frontière pour écraser les 1.000 soldats français placés sous le commandement des généraux Louis Ferrand, François-Marie Pichou de Kerverseau et Joseph David de Barquier. De plus, l’indépendance d’Haïti ébranle les fondements du capitalisme mercantile français à un moment où la colonisation et l’esclavage constituent des éléments essentiels de l’ordre mondial. L’État postcolonial haïtien ne bénéficie donc d’aucune forme de légalité, de légitimité, sur le plan international, puisque son existence même est incompatible avec le bon fonctionnement du système international émergent. Le type de colonisation pratiqué par la France à Saint-Domingue, contrairement à l’Espagne et à la Grande-Bretagne, et la nature apocalyptique de la rupture avec la métropole ne permettent pas à l’appareil d’État postcolonial d’hériter de structures étatiques coloniales sur lesquelles pourrait se greffer son action.

            Vu les faiblesses intrinsèques de l’État postcolonial haïtien, il lui est difficile de réaliser la centralisation des moyens de contrainte ainsi que l’accumulation économique indispensables à son fonctionnement. Aussi l’alternance des processus centripète et centrifuge limite-t-elle sa capacité d’occuper, de contrôler et d’organiser son espace territorial. Il se révèle donc dès le départ incapable de conduire le processus d’homogénéisation culturelle des individus, de socialiser la contrainte, de la transformer en quelque sorte en autocontrainte, de se convertir en État national et encore moins en État de droit démocratique. Si le processus centripète paraît se consolider entre 1820 et 1843, sous le gouvernement de Jean-Pierre Boyer, l’acceptation de l’Ordonnance de 1825 par ce dernier met en branle une dynamique régressive annonçant déjà la crise de l’État et la crise sociétale qui conduiront à l’occupation américaine de 1915. Cette double crise -outre la malformation congénitale inhérente à la sociogenèse de l’État haïtien, les pressions et agressions des puissances occidentales réclamant des indemnités au profit de leurs ressortissants, tout en encourageant les rébellions armées et en participant directement aux conflits opposant les diverses factions des élites politiques nationales- trouve son origine dans l’échec du projet du roi Henry Ier. Se mettant à l’école du pays capitaliste le plus avancé du XIXe siècle, sur le plan industriel, il organise son État sur le modèle britannique. Ainsi, le régime des grandes plantations constitue les fondements de l’ordre politique, économique et social en vigueur dans son royaume. L’aristocratie christophienne, composée des généraux et officiers supérieurs, gère les grands domaines et s’engage à faire fructifier les plantations et à maintenir un niveau de productivité élevé qui enrichira le royaume et consolidera l’État dans le Nord. La mort du roi survenue en 1820 facilite l’unification du territoire national et la réunification de l’île en 1822. En somme, elle signifie l’échec de son projet et le triomphe d’un ordre politique, économique et social fondé sur le populisme démagogique, le brigandage politique, l’atomisation des propriétés foncières, l’hypothèque de l’avenir du pays après la dette de l’indépendance. Les mécanismes constitutifs sont donc réunis pour plonger l’État haïtien dans sa phase de décomposition. Le régionalisme, le militarisme, le néopatrimonialisme, la contrebande, la corruption généralisée, les dettes internes et externes, la collusion entre les commerçants étrangers et les hauts fonctionnaires de l’État dans le pillage du Trésor public, les crises politiques, économiques et financières aboutissent à la désintégration complète du double monopole de la contrainte physique et de la fiscalité. Et c’est l’effondrement de l’État haïtien, le 28 juillet 1915, entraînant l’occupation américaine de 1915-1934.

Les 19 ans d’occupation américaine constituent certes la plus grande tentative de reconfiguration des structures politique, économique et sociale et de création d’infrastructures dans toute l’histoire du pays. Malgré la reconstitution des appareils répressifs et administratifs assurant à l’État post-occupation le double monopole de la contrainte physique et de la fiscalité, l’œuvre de l’occupation américaine ne résistera pas à l’épreuve du temps. Son échec s’explique par l’impossibilité pour l’occupant de créer une véritable classe moyenne à l’américaine dans une société aux structures économique et sociale archaïques et arriérées, sans une bourgeoisie nationale et une classe ouvrière valables et dynamiques. L’absence de ces catégories sociales porteuses rend difficilement viable tout projet de modernisation politique et économique de type capitaliste. La non-émergence d’un leadership politique éclairé ne fait que compliquer la situation. Le pays a raté un tournant modernisateur avec Anténor Firmin au début du XXe siècle[4] et une opportunité de développement agro-industriel avec Louis Déjoie en 1957. Le triomphe du néopatrimonialisme post-occupation et du néosultanisme obscurantiste duvaliérien ne fait que renforcer la dynamique de l’entonnoir[5]. L’incapacité des élites politiques à donner une réponse appropriée à la crise de l’État et à la crise sociétale de la période postduvaliérienne entraînera une instabilité politique chronique, l’institutionnalisation de l’économie criminelle[6] et la prolifération des bandes armées dans le pays. L’effondrement de l’État fragile haïtien en 1994 et en 2004 met en évidence l’impuissance des élites politiques face à la nécessité d’intégrer les masses urbaines et rurales dans la mise en œuvre d’un projet de refondation de l’État national et encore moins d’implantation du modèle d’État occidental en Haïti. Dans cette optique, les élites politiques dominicaines se révèlent plus aptes que celles de la partie occidentale de l’île à engager leur pays dans la voie du progrès[7].

La République dominicaine dans la dynamique globale de l’Occident : construction et formation de l’État postcolonial / transformation et évolution de l’Etat post-occupation

Comparativement à Haïti, la construction et la formation de l’État postcolonial en République dominicaine débutent dans des conditions nettement plus favorables. Pour se débarrasser de la présence des troupes françaises en 1809, les caudillos dominicains bénéficieront de l’intervention directe des forces britanniques. Ces nouveaux occupants, en échange d’une indemnité de 400.000 pesos et des avantages commerciaux similaires à ceux dont jouit l’Espagne, livreront Santo Domingo et d’autres points stratégiques de la partie orientale de l’île à Juan Sánchez Ramírez au mois d’août 1809. Les Dominico-Espagnols mettront fin à l’annexion haïtienne (1822-1844) moyennant le soutien des libéraux haïtiens, de la Grande-Bretagne, des États-Unis d’Amérique, de la France et de l’Espagne. La domination coloniale espagnole sera liquidée pratiquement dans les mêmes conditions en 1865. Suite aux échecs répétés de 1809 à 1822 et de 1844 à 1861, la troisième indépendance offre cette fois de nouvelles conditions de possibilité de construction et de formation de l’État postcolonial en République dominicaine. Avec le déclin du commerce du bois précieux et l’essor de celui du tabac, l’hégémonie économique et politique de la vallée du Cibao s’affirme de plus en plus par rapport au sud, aux régions avoisinantes de Santo Domingo et de l’est du pays. L’émigration de 5.000 Cubains vers la République dominicaine durant la guerre de Dix Ans (1868-1878) opère un changement fondamental dans l’évolution politique, économique et sociale de la partie orientale de l’île : c’est la destruction totale des derniers vestiges d’une économie rachitique, composée essentiellement de l’agriculture extensive, de l’élevage libre et de l’exportation de bois précieux. C’est également la fin du militarisme caudilliste fragmenté (1865-1878)[8].

L’établissement des immigrants cubains en République dominicaine conduit à la transformation de la structure sociale du pays. Formée en grande partie de gens de professions libérales : socioprofessionnels, entrepreneurs et intellectuels, la présence de ces Cubains et, dans une moindre mesure, d’Italiens, d’Allemands, de Portoricains et d’Américains produit dans la partie orientale de l’île une atmosphère de cosmopolitisme et de progrès culturel favorable au développement de l’initiative privée. Les mariages entre ces immigrants et les Dominicains et Dominicaines facilitent leur intégration rapide et la confiance nécessaire pour investir les capitaux dont ils disposent dans l’achat de terres, la culture de la canne à sucre et le développement de l’industrie sucrière moderne, qui impliquent l’utilisation de machines à vapeur et la construction de voies ferrées pour le transport rapide de la canne à sucre. En ce sens, l’industrie sucrière dominicaine devient l’apanage de capitalistes cubains, américains et italiens. Fait marquant : l’industrie sucrière constitue la clé du passage de l’agriculture extensive à l’agriculture intensive, de l’agriculture de subsistance à l’agriculture productive, commerciale, de l’économie paysanne à l’économie capitaliste, étant donné qu’elle élargit la base économique et sociale du pays, les sources de crédit de l’État et la centralisation du pouvoir. Le développement de l’économie capitaliste assure donc aux leaders du Parti bleu -ou Parti national libéral- la possibilité, dès l’accession à la présidence de Gregorio Luperón en 1879, d’adopter des mesures permettant à l’État de se procurer les ressources nécessaires à l’organisation de ses appareils répressifs et administratifs, créant ainsi une nouvelle dynamique de centralisation du pouvoir[9].

La République dominicaine trouve son premier grand bâtisseur d’État en la personne d’Ulises Heureaux, accédant au pouvoir en 1882 et y instaurant son régime dictatorial (1887-1899). Sa politique de promotion du développement de l’industrie sucrière et de mise en œuvre de vastes projets de construction d’infrastructures contribue à la modernisation de la société dominicaine. Heureaux profite de la croissance économique pour accélérer l’expansion et la centralisation des appareils répressifs et administratifs de l’État dans le but de le transformer en une véritable macrostructure disposant effectivement du double monopole de la contrainte physique et de la fiscalité. La construction de voies ferrées et la création de la marine militaire favorisent le transport rapide des troupes par terre et par mer, ce qui met un terme au régionalisme et au caudillisme. Et l’usage du télégraphe à des fins militaires lui permet d’étouffer dans l’œuf les conspirations. D’un autre côté, l’État devient autonome par rapport à la société et arrive à la réguler tout en tirant d’elle une partie des ressources dont il a besoin pour son fonctionnement. En garantissant l’ordre public et la paix sociale, le dictateur Ulises Heureaux établit les conditions du développement du capitalisme et de la croissance économique. Sa vision de l’autonomie relative de l’État le porte à se libérer des contraintes de son alliance avec la nouvelle bourgeoisie locale. En faisant appel au capital financier européen et américain, il diminue conséquemment l’emprise des planteurs et des commerçants dominicains sur l’État. Mais cette stratégie contribuera à augmenter la dette externe du pays et assurera le contrôle progressif des finances et des douanes dominicaines par les États-Unis d’Amérique. La marginalisation du rôle de la bourgeoisie locale comme bailleur de fonds de l’État explique sa participation active dans l’assassinat du dictateur en 1899[10].

L’écroulement du régime d’Ulises Heureaux conduit à la résurgence du processus centrifuge. C’est au cours de cette période d’instabilité politique chronique que les grandes compagnies américaines parviennent à contrôler l’industrie sucrière et le secteur bancaire dominicains. Après 1905, les États-Unis d’Amérique détiennent le monopole de la fiscalité en République dominicaine. Et c’est sous l’hégémonie américaine que le président Ramón Cáceres reprendra le travail entamé par Ulises Heureaux. Sous son régime (1906-1911), la construction et la formation de l’État en République dominicaine s’engagent dans une nouvelle direction : la Convention dominico-américaine de 1907 fait de ce pays un véritable protectorat de la puissance étoilée[11]. Malgré tout, le processus centripète refait surface et l’établissement d’un cadre légal approprié favorise le développement de l’industrie sucrière et la pénétration du capitalisme dans les zones rurales. Mais sa politique économique défavorable à la bourgeoisie locale conduira à son assassinat en 1911. La construction et la formation de l’État en République dominicaine effectueront un saut qualitatif sous l’occupation américaine de 1916 à 1924, l’occupant complétant l’œuvre de centralisation politique, d’expansion et de modernisation des appareils répressifs et administratifs de l’État d’Ulises Heureaux et de Ramón Cáceres. Mais c’est sous la dictature de Rafael Leónidas Trujillo (1930-1961) que l’État néosultaniste dominicain parviendra à réaliser totalement l’emboîtement de son territoire, à régenter la société et à tirer entièrement d’elle les ressources indispensables au fonctionnement et au renforcement de ses appareils répressifs et administratifs. Sous Trujillo, l’État dominicain atteint un degré de puissance tel que le « Généralissime » croit pouvoir peser sur le destin de la Caraïbe, de l’Amérique centrale, voire de l’Amérique du Sud. Son assassinat, le 30 mai 1961, entraînera une situation d’instabilité politique qui conduira à l’effondrement de l’État dominicain en avril 1965. Joaquín Balaguer (1966-1978, 1986-1996), vrai disciple de son ancien maître et l’homme politique dominicain le plus influent depuis la mort du dictateur, rétablira, sous son régime oligarchique semi-compétitif et avec l’aide des Américains, le double monopole de la contrainte physique et de la fiscalité en République dominicaine, avec tout ce que cela comporte en termes de répression, de corruption et de fraudes électorales. Sous l’influence des États-Unis d’Amérique, des transformations politiques, économiques et sociales internes, l’État néopatrimonial balaguérien finit par se transformer en État de droit démocratique faible mais fonctionnel[12]. En ce sens, l’expérience dominicaine de construction et de formation de l’État est diamétralement opposée à celle d’Haïti et se rapproche davantage de celle de Cuba.

Dr Sauveur Pierre Etienne

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