L’application de la loi sur la déclaration de patrimoine et sa portée économique

L’application de la loi sur la déclaration de patrimoine et sa portée économique

Par Etzer Emile

Le 20 février 2008 fut publiée au journal Le Moniteur la loi portant déclaration de patrimoine par certaines catégories de personnalités politiques, de fonctionnaires et autres agents publics. Douze ans après, cette loi reste méconnue du public, ses différents enjeux ignorés et son application demeure insignifiante.

Ces défis ont amené la Fondasyon Je Klere (FJKL) à construire et à alimenter un plaidoyer autour de cette loi.  La FJKL est en fait une organisation de vigie citoyenne, à but non lucratif, engagée pour la transformation d’un État failli en un État moderne, démocratique et populaire, respectueux des droits humains et des règles de la bonne gouvernance. Ce plaidoyer vise à informer le grand public de l’existence de cette loi relative à la déclaration de patrimoine, mais aussi et surtout à interpeller les concernés (personnalités politiques, fonctionnaires et autres agents publics) afin qu’ils puissent se mettre en règle avec les exigences légales en la matière.

Dans son plaidoyer, la FJKL a repris les conclusions d’un rapport de l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC) relatif à l’état d’avancement de la mise en application de la loi sur la déclaration de patrimoine couvrant la période de février 2008 à février 2018 confirmant de très grands écarts entre la législation elle-même et son application. Selon ce rapport, à titre d’illustration, sur un total de 232 personnes assujetties à la déclaration de patrimoine pour la période considérée (4 présidents, 7 Premiers ministres, 131 ministres et 90 secrétaires d’État), seulement 46% ont fait leur déclaration de patrimoine à leur entrée en fonction et seulement 10.77% l’ont fait à leur sortie de fonction. Au niveau du pouvoir législatif, durant la même période, seulement 7% des sénateurs ont fait la déclaration de patrimoine à leur entrée en fonction et 3% l’ont fait à leur sortie de fonction. 19% des députés l’ont fait à leur entrée en fonction et seulement 7 % l’ont fait à leur sortie de fonction.

Il est à noter que le non-respect systématique de la loi sur la déclaration de patrimoine n’est pas uniquement une simple question juridique ; il a aussi une portée économique et financière. En termes clairs, les violations de la loi sur la déclaration de patrimoine peuvent représenter des entraves pour l’économie du pays et plus spécifiquement des obstacles à l’investissement privé.

La non-déclaration ou la fausse déclaration de patrimoine peut être assimilée à la corruption, dans le sens qu’elle soulève des suspicions légitimes sur de possibles accroissements de revenus et de renforcement de patrimoine sur la durée de la fonction, ce qui automatiquement fait créer des perceptions. D’ailleurs, le classement des pays sur la corruption publié chaque année par Transparency International depuis 1995 est réalisé en fonction des niveaux perçus de corruption dans les différents États, notamment dans le secteur public, déterminés par des sondages d’opinion. Ainsi, les défis d’application de la loi sur la déclaration de patrimoine en Haïti renforcent les perceptions de corruption du pays, qui est d’ailleurs toujours classé parmi les mauvais élèves de la classe. Cette perception de corruption est donc source d’incertitude économique et de renforcement du risque-pays pour des investissements.

Parallèlement, la littérature économique est presque unanime à voir dans la corruption une entrave à la croissance. Le respect ou le non-respect de la loi sur la déclaration de patrimoine est très déterminant dans la recherche de la croissance, la stabilité économique ou la bonne gouvernance financière. Dans un premier temps, la perception de corruption créée par la violation de la loi sur la déclaration de patrimoine peut avoir un impact négatif sur la confiance des investisseurs privés (domestiques et étrangers) qui doivent prendre des décisions d’affaires. La perception de corruption nuit au climat des affaires du pays et réduit le niveau d’attractivité de ce pays pour des investissements étrangers. C’est pourquoi les contre-performances d’Haïti en termes d’attraction d’IDE sont étroitement liées à une grande perception de corruption et aussi à l’incapacité des gouvernants d’établir un État de droit. Haïti affiche des résultats médiocres en matière d’investissement non pas uniquement parce qu’il y a une faiblesse au niveau des infrastructures (routes, ports, aéroports, électricité…) mais aussi parce que la gouvernance n’est pas transparente, la loi est foulée aux pieds et la corruption devient institutionnalisée. Dans cette même ligne d’idées, un autre élément important à prendre en compte dans le lien entre la déclaration de patrimoine et l’économie est la transparence. En effet, la transparence joue un rôle crucial dans l’attraction des Investissements directs étrangers. Donc la qualité et la quantité d’investissements orientés vers un pays dépendent du niveau de risque que ce pays présente. Dans ce cas, l’un des principaux moyens de réduire le niveau de risque est la mise en place d’un système politico-économique transparent. Cette transparence peut être mesurée par la qualité de la gouvernance institutionnelle dans le cadre d’un système de droit respecté, d’une réglementation efficace ou encore d’un faible niveau de corruption. Comment espérer des niveaux d’investissements étrangers importants en Haïti quand ceux qui doivent faire respecter la loi la violent impunément chaque jour et jouent la non-transparence en permanence ? La déclaration de patrimoine, comme maillon fort du processus de construction de l’État de droit, a cette capacité de rassurer les investisseurs étrangers, qui sont généralement des générateurs d’emplois et créateurs de richesse. Par conséquent, les pays où le droit est respecté et appliqué, où la corruption est maîtrisée, où la reddition des comptes est norme, sont ceux qui attirent le plus d’investissement. Ceci a été l’un des plus grands accomplissements des différentes puissances économiques émergentes de l’Asie du Sud-Est qui sont des champions de la transparence, de l’institutionnalisation et du progrès économique et social.

Le patrimoine non déclaré des anciens dignitaires dans le contexte haïtien est souvent synonyme d’accumulation de richesses de manière rapide et irrégulière. Ces revenus gagnés durant une carrière administrative ou poste politique créent souvent la distorsion et faussent la concurrence. L’argent facile acquis dans la corruption par des dignitaires de l’État donne à ces derniers un avantage comparatif pour le financement de projet d’entreprise vis-à-vis des entrepreneurs ordinaires qui doivent faire face à un loyer de l’argent exorbitant. Ces politiques convertis en nouveaux entrepreneurs sont en mesure de pratiquer le dumping commercial avec des prix imbattables pour affaiblir les entreprises déjà établies. Dans ces conditions, on assiste à la faillite de certaines entreprises honnêtes et la constitution d’oligopoles ou de monopoles dans certains secteurs.

D’un autre côté, des anciens dignitaires publics qui ont accumulé de la richesse durant leurs mandats sont prêts à payer des prix surévalués pour l’acquisition d’un terrain ou d’une maison, ou seront disposés à construire des hôtels ou des chaînes d’appartements sans rentabilité financière ou consacrer leurs ressources à des activités improductives de recherche de rente à des fins de blanchiment d’argent. Plus loin, des experts suggèrent que l’un des outils préventifs les plus importants pour lutter contre le blanchiment d’argent et la corruption est l’enregistrement des actifs et des revenus des fonctionnaires. Autrement dit, un système de déclaration de patrimoine peut efficacement contribuer à la prévention, à l’identification des biens détournés et volés. En d’autres termes, la systématisation de déclaration de patrimoine peut être source de recettes pour le Trésor public à travers le recouvrement des avoirs. L’État haïtien devrait pouvoir ainsi collecter des milliards de dollars pour financer son développement s’il était en mesure d’appliquer avec rigueur cette loi sur la déclaration de patrimoine et contraindre les anciens dignitaires au moins des quarante dernières années de remettre les biens acquis dans des conditions irrégulières. En ce sens, Haïti serait moins dépendante des dons et prêts conditionnels des bailleurs et pays dits « amis » qui déboursent plus difficilement depuis quelque temps.

Ne pas disposer d’informations précises sur le patrimoine des anciens hauts fonctionnaires et commis de l’État a d’autres effets négatifs sur les recettes publiques car cela ouvre la voie à l’évasion fiscale qui constitue un obstacle à la mobilisation des ressources. On risque alors de voir de riches anciens dignitaires faire des déclarations de revenus en dessous de ce qu’ils devraient payer car leur patrimoine n’est ni évalué ni connu, pendant que d’honnêtes contribuables peuvent être surtaxés. Qui pis est, en présence de corruption, les citoyens peuvent être moins enclins à payer leurs impôts. C’est ce que nous constatons ici en Haïti, où les citoyens sont en rébellion fiscale en permanence, à cause de la corruption des dirigeants et de la pauvre qualité des services publics fournis. La pression fiscale (c’est le ratio de recettes fiscales sur le PIB) en Haïti est autour de 11%, soit la plus faible en Amérique latine et dans les Caraïbes après le Guatemala, ce qui démontre le désintérêt pour le paiement des impôts et le niveau élevé de fraudes fiscales et de corruption. Comment pourrait-on financer la santé, l’éducation, la sécurité,  les infrastructures et le logement avec des ressources fiscales aussi faibles dans un contexte de réduction des programmes d’aide au développement au niveau international ? Les recettes domestiques qui ne dépassent pas 100 milliards de gourdes pourraient être doublées, voire triplées si l’État avait épuisé toutes les sources et méthodes et surtout avait appliqué la loi dans toute sa rigueur.

La déclaration de patrimoine est enfin un outil de construction d’une culture d’intégrité dans la gouvernance nationale. Le sous-développement et la pauvreté d’Haïti sont en partie le résultat d’un leadership politique malhonnête et corrompu, qui a toujours failli à sa mission de dessiner et de poursuivre un agenda national pour le progrès. Cela signifie que l’instauration d’une pratique de déclaration de patrimoine et d’une culture de transparence au plus haut niveau de l’État pourra consacrer l’émergence d’une nouvelle classe de leaders patriotes, intègres et soucieux du bien-être collectif, nécessaire au décollage économique du pays.

3 juillet 2020

source : Le Nouvelliste.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *